Claro - CosmoZ

La voilà donc qui marche sur des lingots luisants que personne évidemment n'a posés mais qui, ensemble, forment un fleuve très concret, qui s'en va sinuant dans le décor comme s'il suivait une pente capricieuse, et pourtant tout est plat, oui, c'est étrange, jamais le monde n'a été aussi plat.

 

 

 

 

Aujourd’hui, la littérature française est avant tout intimiste. Son fer de lance en est l’autofiction. Entend-t-on ici et là. D’autres crient « Mort à la fiction » (Christine Angot, si mon souvenir est bon, qui vit son premier livre publié dans la collection… Fiction et cie !). Ah. Des camps se forment qui s’affrontent par blogs interposés, par le biais de déclarations ravageuses lors de remises de prix, dans les colonnes des grands quotidiens ou au hasard des pages de revues confidentielles.

 

Pourtant, tout dans cette rentrée littéraire 2010 semble prouver le contraire. Parmi les fameux 701 nouveautés dénombrées par Livres Hebdo, derrière les têtes d’affiche, se côtoient des livres de toute sorte, loin de l’homogénéité largement annoncée d’une littérature germanopratine, lissée, condamnée à suivre la fameuse tendance « Galligrasseuil » qui ouvre la porte des prix littéraires. De gentilles mignardises qu’on engloutit en une heure, un bonheur de petite littérature, et puis des choses plus ambitieuses, plus étoffées, voire des entreprises délirantes, comme celle d’Antoine Volodine, qui sort trois livres différents sous trois pseudos différents, chez trois éditeurs différents…

 

CosmoZ appartient à cette seconde catégorie. Fruit de cinq ans de travail, l’ouvrage se présente sous la forme d’un énorme pavé, bien loin des petits formats élégants ayant cours chez l’éditeur. A côté du Alice Fernay ou du Mathias Enard, il trône, énorme, intimidant. Connaissant la prose de Claro, dont j’ai déjà eu l’occasion de vous parler, les quatre cent quatre vingt pages de CosmoZ ont de quoi intimider. Et pour cause, nous avons encore une fois à faire à une lecture exigeante, un de ces livres mondes qui développent leur propre langage et qui demandent à être apprivoisés. Abord difficile, lecture difficile, mais quel bénéfice à en retirer ?

 

Evocation de la première moitié du XXe siècle, CosmoZ suit le chemin des personnages d’un célèbre conte américain, celui du magicien d’Oz au travers de l’histoire. Prétextant de passages entre notre monde et le monde d’Oz, les personnages se trouvent réinventés à l’aune d’une « réalité » sordide, tragique, marquée du sceau des deux guerres mondiales, des aspirations eugénistes, de la volonté concentrationnaire et du développement de la bombe atomique. Encore une fois, le « pitch » est difficile, mais, contrairement aux précédentes productions de Claro, l’ouvrage s’articule autour d’une réelle histoire, celle d’une Dorothy qui a fui son Kansas natal pour devenir infirmière militaire, et de ses comparses, l’épouvantail, le bûcheron en fer blanc, le lion poltron et la méchante sorcière de l’est, auxquels sont adjoints deux « munchkins », Avram et Eizik, deux nains jumeaux à la personnalité interchangeable. D’abord séparés, puis tous ensemble, les personnages vont traverses différents épisodes historiques, de manière hallucinée, oscillant en permanence entre une vision humaine de la catastrophe, et les figures sous-jacentes du conte de fée qui vire au cauchemar.

 

Récupération d’un mythe donc, mais aussi réinvention. Alors que les personnages font intrusion dans notre univers, à la faveur d’un rêve, d’une mort, d’une tornade ou d’un souhait, Claro s’amuse à relier ces personnages à une réalité bien différente du monde chatoyant d’Oz : ainsi l’épouvantail et le bonhomme en fer blanc, certainement les personnages les plus fascinants de CosmoZ, s’incarnent-ils en soldats de la guerre 1914-18 victimes de l’explosion d’un obus. Alors qu’un éclat prive de mémoire le premier, le second, réduit en charpie, est patiemment reconstruit par le docteur Huyzard, prothésiste spécialiste à la vision fonctionnelle du corps. Les voici adoubés à l’aune de notre monde. De la même manière, l’ensemble de l’ouvrage regorge de trouvailles comme autant de passerelles avec entre notre monde et celui d’Oz : coïncidences troublantes, jeux de surnoms et métaphores émaillées de détails historiques saisissants parsèment l’ouvrage.

 

Deux éléments parviennent à transcender le récit, à lui donner une dimension exceptionnelle : tout d’abord la somme de recherches effectuées par l’auteur qui confine à l’exhaustivité : CosmoZ peut aussi être lu comme une mise en roman des marges de l’histoire, des phénomènes rémanents, des phénomènes inquiétants. On parle extermination, beaucoup : celle des indiens comme celle des poules, celle des juifs comme celle des tares humaines, de tous ces freaks qui n’ont plus leur place dans un monde que médecins et eugénistes de tout poil s'évertuent à rendre parfait. L’histoire de CosmoZ est une mine d’événements inquiétants qui s’avèrent, après recherche, parfaitement exacts. Mêlés aux éléments du conte, le tout provoque une réaction troublante, limite paranoïaque, où les choses les plus grotesques, parfois les plus risibles, possèdent une origine historique avérée. Troublant donc.

 

L’autre force de CosmoZ surgit de la prose de Claro, de son talent pour la construction et le développement des motifs. L'ouvrage se construit par phases successives de création et d'enrichissement de certains motifs propres au Magicien d’Oz, mais aussi d’obsessions appartenant à son auteur, L. Frank Baum, qui apparait lui aussi sous forme de personnage: tornade, fascination pour les poules, radium, médecine reconstructrice, créatures de foire, cinéma... L'empilement des effets provoque une mise en abyme qui confine à une forme de violence lorsque l’on assiste à la création tumescente du roman d’Oz, ou à la scène particulièrement dérangeante où les personnages sont engagés comme figurants sur le film du Magicien d’Oz, celui de 1938 avec Judy Garland. Personnages ramenés à des caricatures d’eux-mêmes, empruntant une route sinueuse que plus aucune brique jaune ne signale, une bande de Freaks lâchés sur les routes, là où les porte le vent. Car la plus belle représentation de la tornade, c'est le roman lui-même, qui brise tout ce qu'il emprunte, impressions historiques et fragments de mythe, pour les brasser sans dessus-dessous, proposant une série de combinaisons, un réagencement fluctuant de la réalité.

 

Epopée hallucinée, CosmoZ est de ces grands livres que l’on ne lit pas par plaisir, mais par nécessité, le genre d’ouvrage qui met mal à l’aise, de ceux qui changent la manière dont leur lecteur regardera ensuite le monde. Un livre ardu, un livre malaisé à l’ambiance profondément dérangeante, mais dont chaque page est habitée par une fantaisie infinie, des trouvailles d'imagination et une intelligence peu commune. Un livre monde, un livre sur notre monde, où l’inventivité est mise au service d’un propos violent, une plongée dans une époque épouvantable, durant laquelle même les contes de fée ont du mal à conserver leur émerveillement. Un réenchantement du monde par le chaos. Un très grand livre que je vous recommande donc chaudement.

 

Et pour ceux que le sujet intéresse encore après avoir lu cette chronique décousue, le Matricule des anges de ce mois de septembre propose un dossier assez complet sur Claro, avec un portrait, une analyse succincte de CosmoZ et une grande interview passionnante.

 

 

Editions Actes Sud – UD Flammarion

480 pages – 22,80 €

ISBN : 978-2-7427-9319-8

 

Julien



12/09/2010
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