Antoine Volodine - Ecrivains

 

Oui, c’est ça. Il faut continuer à parler de cela. Je n’en comprends pas la moitié, mais il faut que cela passe au-delà de moi. Je grommelle sans verbe, je marmonne, rien n’est dit, rien n’est vu, mais quelque chose passe au-delà de moi. Sourde ou non, ma voix ne porte nulle part. Ce noir ne retient rien. Mais c’est ma voix. Il faut continuer à le dire.


 

Projet ambitieux que celui d’Antoine Volodine en cette rentrée littéraire puisque l’écrivain, sous trois pseudonymes différents, publie trois ouvrages. Trois pseudonymes ou trois individualités ? La différence est subtile chez cet auteur qui s’érige en porte parole d’un mouvement littéraire, le « post-exotisme », dont tous les membres sont Antoine Volodine, quels que soient leur nom (Lutz Bassman, Eli Kronauer, Manuela Draeger), leur maison d’édition (Verdier, Le Seuil, L’Olivier, l’Ecole des loisirs) ou leur personnalité (Draeger écrit avant tout pour les enfants, excepté lors de cette rentrée littéraire, Bassman est plus violent). Certains n’ont même pas écrit, qui sont présentés dans son livre manifeste : Le Post-exotisme en dix leçons : leçon onze, paru chez Gallimard en 1998. Volodine a d’abord parlé de ces écrivains dans ses romans, ses écrits. A partir des années 2000, il leur fait acquérir un peu plus de netteté en les faisant publier, abondamment. Son ouvrage Ecrivains est une manière de parler de plusieurs autres écrivains « post-exotiques », jamais rencontrés jusqu’alors.

 

Ouvrage étonnant, Ecrivains a quelque-chose de borgésien dans la manière dont Volodine s’amuse à créer l’œuvre de sept écrivains fictifs (vraiment ?) puis à en mener l’analyse, étendant par là son mouvement de plusieurs dizaines d’ouvrages, certains pas encore écrits, d’autres jamais lus, d’autre encore restés à l’état de fragments ou de murmures carcéraux. Réminiscence des ouvrages que Borgès décrivait puis analysait en quelques dizaines de pages, s’épargnant ainsi la peine de les écrire. Volodine emprunte le processus à une autre échelle.

 

Sept écrivains donc, qui n’ont que peu à voir avec nos chers amis du boulevard Saint-Germain, puisqu’ils officient pour la plupart dans un monde, ou tout au moins un pays en ruine. Imbéciles, enfants, prisonniers, fous internés, tels sont les chantres du post exotisme. Le lecteur curieux pourra ainsi découvrir l’œuvre de Linda Woo, qui, dans la solitude de sa cellule, tisse des récits oraux à l’attention des morts, depuis qu’il n’y a plus d’autres prisonniers ; celle de Mathias Olbane qui, après des années d’incarcération, tente chaque soir de se suicider devant son miroir ; ou encore celle de Nikita Kouriline, qui ne travaille qu’au seul récit du jour de sa naissance sans parvenir à savoir si c'était un dimanche ou un lundi. Situations mystérieuses, individus dévastés, voilà ceux qui font le post-exotisme.

 

C’est en s’appuyant sur un style violent et un vocabulaire issus des champs lexicaux de la guerre, de l’épuration, de l’incarcération que Volodine dépeint ces écrivains. Le cadre, assez proche de certains de ses autres travaux, est tout aussi inquiétant, une sorte de Russie post-atomique, à peine futuriste, lieu de réunion d’une pauvreté crasse, de maladies atroces, baignées par les radiations d’une catastrophe sanitaire de grande ampleur. On y erre volontiers hagard, les rassemblements sont rares et l’on se plonge dans ses souvenirs d’enfance pour y échapper ou pour y trouver une raison, comme cet écrivain anonyme, attaché et torturé par des fous dans un asile, qui se replonge dans ses premiers écrits, ces longues successions de mots éructées alors qu’il n’avait pas dix ans. Personnages au destin douloureux, paysages douloureux, le monde tel que l’écrit Volodine est irrémédiablement sombre, un monde d’après la catastrophe, une sorte de XXe siècle sublimé par ses horreurs, où l’holocauste aurait connu des prolongations, où la catastrophe de Tchernobyl aurait pris une autre ampleur… une somme de toutes les peurs qui flirte toujours entre futurisme fantastique et une réalité sordide pas si éloignée de notre monde, surtout dans ses zones de guerre.

 

Les choix de Volodine ne sont bien entendu pas neutres, nous ne sommes pas ici dans un pur divertissement, ni tout à fait dans une construction fantasmée ; Par la mise en place d’un mouvement où l’auteur dit laisser plusieurs de ses individualités s’exprimer, il y a surtout la défense d’une certaine idée de l’écriture, d’une certaine pensée quant au travail de l’écrivain, d’une vision du processus et d’une réappropriation du vocabulaire. L’écrivain, selon Volodine, n’est pas talentueux. La plupart des portraits ici présentés ne connaissent pas le succès. Le plus chanceux doit vendre près de 500 exemplaires de son roman le plus populaire. La plupart n’ont même pas d’éditeurs. Ce n’est donc pas la lecture, ni même le succès ou le talent qui font l’auteur. Lors du second texte, « Comancer », l’auteur est un jeune enfant qui, pris d’une nécessité subite, se met à couvrir ses protèges cahiers d’une écriture approximative, racontant des histoires de martiens, de lapins et de chasseurs avec une orthographe plus qu’hésitante, comme le titre l’annonce :

 

[…] et aussi il se rappelle qu’il avait décidé de ne pas s’arrêter devant les obstacle que la langue écrite accumulait sous ses doigts et de considérer que la priorité des priorités n’était pas e réaliser des prouesses d’orthographe pour plaire à l’institutrice, mais de torrentueusement poser le texte, de le poser en faisant fi de toute considération, de le faire exister quelles que soient les écorchures aux normes et les approximations grammaticales dont il se doutait qu’elles allaient être nombreuses.

 

Non, l’écrivain, selon Volodine, c’est celui qui ne peut s’empêcher de dire quelque-chose, quelque-chose qui peut ne pas être intéressant ou confiner à l’obsession. On répond à une nécessité, à un besoin irrépressible de dire les choses, de déclamer un message personnel, intime presque, de libérer une parole qui fait mal, qui a besoin de s’écouler librement. Pas d’être entendue. Pas par les vivants en tout cas, puisque le meilleur public de ces écrivains est sans doute la cohorte des morts, comme pour Linda Woo, ou, pire encore, Maria Trois-cent-treize, elle-même morte et coincée entre notre monde et l’au-delà, négociant de ses mots auprès des ombres qui l’entourent alors que son corps se vide de toute substance.

 

 

Une réflexion de groupe auteur d’une vision individuelle de la littérature, un livre sombre et drôle à la fois, un auteur majeur qui fournit à ceux qui voudraient le découvrir une excellente porte d’entrée avec ces Ecrivains.

 

 

 

Écrivains

Le Seuil, Collection Fiction & Cie – Volumen

186 pages – 17,50 €

ISBN : 978-2-02-102240-7

 

 

Julien

 

En guise de bonus, une petite citation de Volodine trouvée dans un article de 2002 paru dans le n°6 de la revue Chaoïd (gratuite sur le net) :

 

La langue de mes livres porte, avant tout, la culture de mes personnages, des écrivains-chamanes que je mets en scène et des lecteurs que j'imagine. Elle véhicule leur culture subversive, cosmopolite et marginale, une culture de rêveurs et de combattants politiques qui ont perdu toutes leurs batailles et qui ont encore le courage de parler, alors qu'ils ont aussi perdu la bataille contre le silence.



19/09/2010
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