Hélène Bessette - La Tour

A priori, tout semblait mal engagé entre La Tour et moi. Des échos de stagiaires m'avaient donné de Léo Scheer l'impression d'une maison peu sympathique, occupée, sous couvert de rénovation de la littérature, à faire l'apologie du style fleuri à la française, chose qui ne me touche pas vraiment, pour euphémiser. Et puis il y avait aussi cet insupportable bandeau sur un autre ouvrage du même auteur, dans la même collection qui conseillait sobrement « Lisez Hélène Bessette », et signé Marguerite Duras, argumentaire post-mortem d'assez mauvais goût. Reste un sujet très actuel, et une directrice de collection réputée pour ses choix pertinents. J'embarquai donc le titre à l'occasion de la visite d'une excellente petite librairie : Pensée Classée, située rue Jacques Cœur, tout contre la place de la Bastille, lieu atypique abritant aussi les bureaux des éditions Inculte sur lesquelles je devrais revenir sous peu.

 

            La Tour propose une histoire symptomatique de la mentalité petite-bourgeoise de la fin du XXe siècle, mentalité qui tend, déjà à l'époque où le roman a été écrit, à prendre de l'ampleur. Louise, jeune fille cultivée mais relativement pauvre, après s'être mariée à Marcel, participe à un jeu télévisé basé sur la culture générale et gagne une grosse somme. Commence pour le couple une ascension sociale basée sur une consommation effrénée, bientôt alimentée par des emprunts et des investissements. Louise et Marcel n'en finissent plus de dépenser, de faire la liste de ce qu'ils souhaitent acheter, du confort matériel qu'ils veulent à leur portée. Sous l'œil de Fernande et André, leurs amis restés pauvres, les dépenses fusent. Ils quittent leur chambre pour un appartement, puis l'achat d'une maison est envisagé. Tour dans les grands magasins, la consommation effrénée se transforme en une fuite vers un inaccessible bonheur, un bonheur quantifié par les sommes acquises et dépensées, un bonheur de pacotille, construit dans l'accumulation, comme une tour, empilement improbable de manteaux, dentelles, rideaux, meubles, automobiles, soirées au restaurant, rencontres mondaines, titres en bourse et investissements douteux, un édifice érigé pour cacher ses souffrances, une forme de réponse matérielle à des interrogations sentimentales qui trouveront une résolution tragique, mais pas de la manière dont on pourrait l'attendre.

            La Tour, c'est l'inéluctable frénésie de la vie moderne, vécue par de nouveaux riches oubliant tout de leur ancienne vie, subissant jusqu'à un effacement de leur personnalité, de leurs amitiés, à la recherche d'un rêve unanimement partagé, plus facilement quantifiable, plus facilement comparable. Le portrait que dresse Bessette est lourd, épuisant, et sans concessions. Louise se perd dans les étals des grands magasins, s'évaporant progressivement. Marcel devient grave, conscient de sa place de parvenu. Fernande et André regardent leurs amis avec les yeux du désir et, progressivement, de la détestation ; on se souhaite du mal, les langues sont fourchues. Chaque dépense du couple riche est vécu comme une petite trahison par leurs amis jusqu'à l'inévitable séparation.

            Le roman se fait accumulation lui aussi. La phrase est sèche, le verbe rare et l'énumération omniprésente. Amateurs de phrases chantantes, passez votre chemin. On aborde ici des terres où la prose est plus proche de la clé de bras et du coup de pied dans le ventre, que de l'eau qui coule. Les discours sont bruyants, exclamatifs, et pourtant, personne ne s'entend. Tous les personnages parlent dans le vide, plus pour se convaincre eux-mêmes que pour échanger, et les seuls à leur répondre, parfois, sont les objets, rendus pensants par la charge symbolique que la convoitise leur a conférée. On en arrive à un résultat déroutant, une perte de repères. Un lieu en est ramené à une accumulation de détails, à une complexe addition recensant en un calcul halluciné l'ensemble des objets, de ce qui peut être acheté, puis utilisé, puis remplacé par Louise.


            La Tour est un roman dur, très dur, tant par son style que par son propos, mettant le lecteur en face d'une réalité consumériste qui lui est familière, transposant la petite voix que beaucoup ont au fond d'eux, celle qui leur murmure d'acheter encore un peu plus, pour se faire du bien, pour oublier quelque-chose ou pour se procurer un illusoire sentiment de bonheur en une mécanique littéraire qui se garde bien de prononcer un quelconque jugement moral pour ne laisser que la déshérence de personnages irrémédiablement seuls au milieu de leurs rêves déçus. Pour être tout à fait honnête avec vous, j'ai détesté ce livre. Je l'ai haï. Je le sentais près de moi, même quand je ne le lisais pas, il me brûlait la poche, et nous avons passé quelques soirées tendues à nous regarder, confits d'un sentiment alternant entre le désir et une franche hostilité. Pour être tout à fait honnête avec vous, ce livre n'en reste pas moins l'une de mes meilleures lectures de ces dernières années, un roman indispensable, écrit en 1959, mais rayonnant d'actualité, le genre de source à laquelle on peut nourrir une pensée, à condition d'y mettre le prix, de s'accrocher. De la littérature quoi.

 

Et pour finir, un petit extrait :

 

Rien n'est beau. Rien n'est gai. Rien n'est propre. Rien n'est riche. Rien n'est clair. Rien n'est agréable. Rien ne sent bon. Rien n'est joli.

La rue est sale. Pauvre. Noire. Triste. Morose. Laide. Malodorante. Exécrable. Le spectacle insoutenable. Insupportable.

Laids sont les travailleurs fatigués. Laids les algériens mal nourris, mal nippés. Laides les dactylos étriquées. Laids les manœuvres rapiécés. Laides les prostituées démaquillées. Ensommeillées. Les vieilles prostituées usagées mal réveillées. Laids les marchands de vin couperosés. Laids les bouchers engraissés. Laides les concierges débraillées. Au regard écarquillé. Laides les poubelles boursouflées. Laid le métro aérien sur le ciel égratigné. Laids les chiens qui tournent en rond. Laids les cafés et leurs garçons. Laid, laid, laid le ciel bas sur les maisons. Les immeubles dépareillés, usées, les rues étroites. La vie noire sans lumière des visages cernés, des cheveux défrisés, des tabliers négligés, des jupes déplissées, des corsages déchirés, des marchandes de quatre saisons, des fruits que l'on écrase ; des sanglotantes chansons, des phrases entrecroisées des vieillards accablés, des souteneurs attablés, des voix criardes, des diapasons singuliers, des rires brisés qui se hasardent sur les visages que la vie lézarde, des nonchalances désespérées.

 

Laid.

 

[…]

 

Ce serait si simple. D'éviter tous ces tourments de l'arithmétique. J'en ai assez de compter. Pour vivre avec le nécessaire. Assez du signe plus qui est le décor de ma vie intérieure. De mon existence. De morte vivante. Tous ces calculs. Ces additions. Ces soustractions. Ces divisions. Ces retenues. Ces règles de trois. Ces fortunes au carré. Ces racines cubiques que l'on ne s'explique pas. J'étais littéraire à l'école. J'ai toujours préféré la lecture aux problèmes de mathématiques. Les réclames riches de mots. Les poèmes brillants de la publicité. Aux maigres portefeuilles étriqués.

350 millions volés ce mois à Paris. 430 millions volés ce mois sur la côte. 270 magasins mis à sac ce mois en pleine cité.

L'honnêteté est vertu triomphante qui ne cède pas davantage à l'irrésistible appel de l'étalage.

 

 

 

 

 

Hélène Bessette – La Tour

Editions Léo Scheer ; collection Laureli

197 pages – 17€

ISBN : 978-2-75610-225-2

Le site de l'éditeur : http://www.leoscheer.com/spip.php?page=laureli


 

Julien



14/05/2010
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