Philippe Vasset - Carte Muette
Entrer dans ce court roman de Philippe Vasset, c’est déjà accepter de pénétrer dans les coulisses de notre monde, d’en disséquer ses représentations, toutes les données qui font sens et qu’on transforme en signes pour réaliser des cartes. La carte chez Vasset est paradoxale puisque si le protagoniste principal de cette histoire – dont on ne connaitra que le prénom et une succession d’adresses mail – s’acharne à la production d’une synthèse, d’une manière de contempler son sujet, il n’en ressort que la dissolution de tout ce qu’il connait dans un flot de données brutales et envahissantes, une mer d’informations dans laquelle tout est possible, surtout la noyade : Correspondances secrètes, formes invisibles, rapports souterrains: la carte devait révéler tout un monde obscurément pressenti, le projeter sur l'espace terrestre et l'ouvrir à la déambulation. Mais rien n'est apparu : sur les innombrables écrans qui couvrent les murs de mon réduit, il n'y a qu'un interminable défilé de listes de noms, de lieux, de latitudes, d'identités, de signes particuliers, de montants, de dimensions, d'horaires, de cotations et de messages, tout cela à la suite, sans ordre ni signification, comme un long et sinueux ruban de déchets continuellement déposés par les vagues. Une carte muette, nous y reviendrons.
Recruté par la Speedial Foundation - versant mécène du leader mondial de l’accès à internet – a la suite d’un appel d’offres, Benjamin est chargé de réaliser la cartographie d’internet. S’appuyant sur son expérience d’expert géographe et sur le concours de trois connaissances qu’il ne contacte que par mail, il superpose méticuleusement renseignements de terrain et plans acquis de manière plus ou moins légale. A mesure que leur travail avance, des implications plus importantes apparaissent, leur laissant penser que la carte dont ils ont la charge pourrait facilement se transformer en un redoutable instrument d’espionnage, de collecte, voire de contrôle.
En une poignée de romans, Vasset a créé une œuvre bâtie autour de certaines idées fortes qui guident son écriture – et la manière dont il construit ses écrits – à savoir l’imbrication du réel et de la fiction. Il en parle assez longuement dans une interview vidéo réalisée par Médiapart pour la sortie de son dernier livre. Selon lui, la fiction phagocyte en permanence notre univers, s’infiltre en lui (il donne la publicité ou le discours politique comme des exemple parmi d’autres) et participe aux mécanismes économiques. Cette « surprésence » l’amène à une démarche de redéfinition de la fiction en littérature – inopérante en l’état – et à l’introduction du réel comme « accélérateur » pour rendre celle-ci opérante à nouveau. A cet usage, plusieurs méthodes sont expérimentées. Ses deux derniers récits, par exemple, sont des biographies dont chaque événement, chaque personnage, chaque donnée est réel, à l’exception du narrateur, personnalité fictive qui donne un éclairage différent sur une situation authentique. En 2007, il signe un récit, Le Livre blanc, dans lequel il raconte son exploration de certains lieux laissés en blanc sur la carte de France, de petites terrae incognitae de l’homme du xxie siècle. Nous sommes là complètement dans le réel, mais avec un sujet digne de fiction, se déroulant dans des lieux qui, d’une certaine façon, n’existent pas, des lieux fantasmés qui prennent corps par le récit que Vasset en donne. Dans ses premiers romans – Exemplaire de démonstration et Carte muette – le processus est encore différent : on part d’une situation réelle, actuelle, que l’on va développer jusqu’à son extrême limite, selon des procédés tout à fait plausibles ; Vasset est géographe de formation, journaliste spécialisé de carrière, il connait très bien ses sujets. On frise l’anticipation, mais il serait plus juste de parler de situation critique, qui pourrait prendre place dans notre monde, à cet instant même, sans que nous n’en sachions rien. Avec Carte muette, on touche à la dystopie par le côté inquiétant jusqu’auquel l’idée de carte du réseau est poussée : […] l’espace impeccablement quadrillé garde également la trace du relief et des événements qui l’ont agité et est cassé de plis, griffé d’accrocs, noirci de traits : interminable jeu de taches et de souillures qui, mêlées aux noms, forment un texte aux lignes serrées, régulières, longs relevés de connexions, d’horaires, d’allers et retours, d’identités, de montants, de latitudes, de profils, d’adresses et de casiers judiciaires, de péripéties, de rebondissements, d’itinéraires, de discours et d’alibis, interminable facture, quittance, récépissé, bordereau […] , une mémoire colossale et absolue du moindre des actes de l’humanité.
C’est justement la construction de la carte qui est fascinante ici, la manière dont des informations éparpillées sont rassemblées, puis traitées pour former un tout synthétique. La carte est le moyen de compiler données physiques et représentations psychologiques, le révélateur d'un monde secret, celui des interconnexions virtuelles, dont la compréhension est masquée à qui observe seulement les connexions physiques. Plus que des sujets anecdotiques, les idées de carte et de flux sont profondément imbriquées dans la construction du récit. Chaque étape de l’histoire est avant tout symbolique, le contexte, les informations sont réduits à l’état de signes. Les personnages sont les premiers touchés. On ne leur connait pas de noms de famille, la plupart n’ont même pas de prénom, ils en sont réduits à leur point d’accès dans le réseau : leur adresse internet. Ainsi, le narrateur sera consécutivement benjamin@geosolutions.com, puis b@netmap.com, et, pour les besoins de son enquête, benjamin@fao.org etc ; le processus va encore plus loin puisqu'un interlocuteur anonyme est réduit à sa plus simple expression : 12@xx.com, un nombre quelques lettres, un matricule quasiment déshumanisé, un simple flux d'informations. Les lieux subissent le même traitement. Le parcours de l’un des hommes de terrain décrit bien cette transformation archétypale qui se base sur un vocabulaire homogène, spécifique, énumération de caractéristiques physiques , Longues gousses de câbles fixées sous les ponts ou sur les flancs des tunnels et maintenues en place par des crochets de métal, ou bien enfoncés entre les rails de chemins de fer, voire même mêlées aux câbles électriques. […] réseaux souterrains qui exhibent de loin en loin sur le paysage leurs pelotes multicolores. L’effet s’amplifie à mesure qu’avance le récit, les archétypes étant à leur tour convertis en signes et en coordonnées. Un endroit se limite finalement à une latitude et une longitude, étape finale du processus de désincarnation, de dématérialisation, de fragmentation.
Cette fragmentation, on la retrouve dans l’écriture même, puisque l’ouvrage est construit par imbrication de courts passages narratifs, d’extraits de mails et de brochures, de conversations téléphoniques ponctuées de brèves introspections sur la représentation du réseau. Le style est sec, descriptif sans métaphore. On transporte de l’information, on recompose à partir de données fragmentées. On saute d’une partie à l’autre par lien hypertexte. Une manière aussi d’écrire le réseau qui, si elle déstabilise lors des premières pages, devient rapidement accessible : une correspondance entre la carte – la représentation – et son objet – le récit source de vertige. Une manière d’éclairer le réel par la fiction, une manière de fiction du réel qui n’est pas sans rappeler le Dantec des Racines du Mal.
Editions Fayard – Hachette
En poche chez Pocket (mais je crois qu’il est épuisé)
126 pages – 11 €
ISBN : 2-213-62067-9
Julien
En bonus : le lien vers l'interview Médiapart de Philippe Vasset à propos de son dernier livre, Journal d'une prédatrice.