Claro - Mille milliards de milieux
Il y a des individus farouchement gênants, qui remettent en cause tout votre planning de lecture d'un seul coup d'un seul, par la grâce d'un petit événement, d'une note impromptue, d'un amour passionnel ou d'une réflexion perdue quelque-part sur la toile. Je vous avais précédemment parlé de Claro, de la manière dont nous nous étions « rencontrés » (ou plutôt dont je l'avais rencontré, privilège voyeur du lectorat que de dépouiller ses auteurs de leur intimité sans se faire remarquer) et de l'affection que j'avais conçue à la lecture de son premier texte, Ezzelina. Je n'avais pas prévu de refaire un article sur une production du bonhomme avant un certain temps. Je m'en retourne vers lui pour au moins deux bonnes raisons : La première, c'était la sortie, le 10 mars de son dernier livre, Mille milliards de milieux, aux éditions Le bec en l'air (que je vous recommande, bla bla bla…), bref, une nouveauté qui ne devrait pas tarder d'arriver sur les tables respectives de nos amis libraires. La seconde, c'est que ce Claro là me semble beaucoup plus compréhensible et qu'à ce titre, il constituerait une excellente initiation pour ceux d'entre vous qui ne souhaitent pas se plonger dans des textes abscons, qui nécessitent une grosse dose de concentration.
Tellement simple, c'est vous dire à quel point, que je peux même vous faire un résumé succinct de ce qui s'y passe ! Mille milliards de milieux s' inspire d'une histoire réelle, celle d'une hôtesse de l'air tchèque nommée Vesna Vulovic qui, dans les années 1970, survécut à l'explosion en plein vol de son avion ET à une chute de près de 10000 mètres. Cette histoire hallucinante avait fait les gros titres un peu partout dans le monde à l'époque, et l'événement en lui-même avait été amplement commenté. On avait parlé d'une erreur militaire, d'un canular, d'une exagération ou même de quelque chose de plus mystique. Le livre est pour Claro l'occasion de revenir sur cette histoire à la manière d'une chute vertigineuse.
Par une succession de petits textes (une à deux pages chacun) que le lecteur pourra aborder dans l'ordre ou le désordre, Claro raconte les derniers instants, la chute, le réveil dans le lit d'hôpital, un mois plus tard, les sensations, la solitude, l'impression de dépasser la mort, bref, il divague sur le personnage et l'événement qui a fait d'elle quelqu'un d'exceptionnel. Contrairement à Ezzelina, il y a bien une histoire ici, même si celle-ci est plus prétexte à divagations qu'intrigue formelle. Vesna revient sur sa vie, sur ses amours, son adolescence et l'impression vous envahit rapidement : ça fait des années qu'elle tombe, ça fait des années qu'elle se laisse porter par le vent. Un travail remarquable est accompli dans la manière dont le temps est traité, ce mélange d'accélération sans pareil et d'instants suspendus. Le tout est soutenu, encore une fois par une écriture poétique sachant s'affranchir de la vraisemblance pour modeler une impression poétique pure. Bref, un ouvrage magnifique, une chute vertigineuse.
D'un point de vue formel, l'ouvrage est extrêmement soigné. Le bec dans l'eau est une petite maison d'édition initialement spécialisée dans la photographie. Ce texte appartient à une collection, Collatéral, qui propose à un écrivain et un photographe de se rencontrer. Au texte de Claro ont été adjointes les photos de Michel Denancé, photos extraites d'un travail sur la Seine saint Denis. Quel rapport me direz-vous ? Aucun à priori. Et pourtant, ponctuant l'odyssée de Vesna, ces photos urbaines proposent quelques instantanées de vies suspendues contrastant singulièrement avec le texte. J'avoue ne pas avoir saisi l'intention avant un bon tiers de l'ouvrage, mais une sensation étrange s'impose au final. Une sensation de temps suspendu, de souvenir, d'image neutre figée sur le papier, bref, quelque-part, on en revient à la chute dans sons aspect vertigineux. Autre illustration de ce phénomène, l'ouvrage est présenté de manière non conventionnelle, puisqu'avec une reliure à la française, on trouve un texte imprimé à l'italienne. Le tout est agrémenté de travaux ponctuels sur la typographie finissant de rendre l'ouvrage singulier sans pour autant encombrer le confort de lecture.
Il ne me reste qu'à vous laisser en compagnie de Vesna pour un petit morceau de chute :
Les journaux m'ont donné un nom : Vesna Vulovic, une date de naissance, ils ont même su dessiner à l'encre noire le chemin qui m'a conduite de ma ville natale à ce lit d'hôpital, mais un segment de ce trajet restera à jamais en pointillé, une route longue de dix kilomètres, à en croire l'altitude à laquelle volait l'avion quand il a explosé, une marche forcée qu'en temps normal on accomplirait en trois heures, si la route était droite, les conditions clémentes, la jambe allègre.
A mon réveil, ma mémoire n'était pas présente. Il y avait le jus de tomate sur son napperon de papier, le bruit des réacteurs, mes pas prudents dans la travée – puis la vision de mes parents et des journalistes à quelques centimètres de mes deux jambes plâtrées. Au début j'ai cru que j'avais fait une chute à ski, j'ai essayé d'imaginer des pentes enneigées, une pierre saillante, le soleil surgi sans prévenir, m'aveuglant. Mais c'était juste une image fixe sur le calendrier accroché au mur, un calendrier ouvert sur un mois que je n'avais pas vécu. Le 26 janvier 1972 avait été pour moi le jour le plus court et le plus long de toute ma vie, je n'en avais goûté que quelques heures et pourtant il avait duré un mois. J'étais partie de Copenhague pour rallier Zagreb et Belgrade, le jus de tomate était rouge comme le jus d'une orange sanguine, le ciel bien trop muet pour être vrai, et voilà que je refaisais surface dans un lit d'hôpital de Srbska Kamenice, en Tchécoslovaquie. Ce qui s'était passé restait à inventer, à nourrir, à apprivoiser.
Claro et Michel Denancé – Mille milliards de milieux
Editions Le Bec en l'air ; collection Collatéral
91 pages – 14,50€
ISBN : 978-2-918073-56-9
Julien