Maylis de Kerangal - Naissance d'un pont

             Les percussions des bulldozers fusionnèrent avec les chocs et martèlements naturels de la cité, avec les fumées des moteurs de bagnoles et les rafales de poussière. Un nuage de pollution jaune citron plana bientôt sur la ville. Les hommes du pont continuaient de débarquer de partout, ils majoraient soudain la population des bars où ils laissaient un bon quotient de leur paye – identiques en cela aux individus fraichement arrivés en ville lesquels cherchaient toujours à payer des coups pour se faire des contacts et misaient sur l’ébriété pour avoir des idées de business puisque, putain, ils y étaient, dans la place.


 

            Naissance d’un pont est l’une des grosses surprises de cette rentrée littéraire. Les éditions Verticales ont organisé leur conquête des tables de librairie autour de trois ouvrages, classiquement : une tête d’affiche, un premier roman et un outsider. Naissance d’un pont appartient à la troisième catégorie, mais recueille assez vite d’excellents avis de la presse. L’auteur, Maylis de Kerangal, décroche rapidement une interview vidéo sur Rue 89, ainsi que de nombreux papiers élogieux. Les ventes suivent, le petit miracle s’est accompli.


            Naissance d’un pont est une sorte de roman choral. Un roman choral d'un genre un peu spécial puisqu'il ne comporte qu’un seul personnage : un pont gigantesque lancé par-dessus une rivière, non loin de Coca, une ville imaginaire de Californie. Un pont – à peine une idée lors des premières pages – que l’on va voir se développer à mesure que les épisodes s’enchainent. Pour structurer son ouvrage, Kerangal s’appuie sur une quinzaine de personnages qui vont participer, de près ou de loin, à la construction : le chef de chantier, deux de ses assistants, plusieurs ouvriers aux caractères sensiblement différents, le maire de la ville, l’architecte, un « concurrent », une femme conductrice d’engins ou encore un anthropologue très lié aux indiens du coin.


             Destins multiples ? Résolument non. Si tout ici pourrait faire penser à une épopée, à mi-chemin entre un documentaire d'ingénierie et un téléfilm du dimanche, ce n’est pas l’angle qu’a choisi l’auteur. Le héros, c’est le pont. Tout le reste, les personnages les premiers, ne sont que tracés et lignes de force. On n’évoque pas un destin, plutôt des morceaux de vie. Chaque personnage est construit sur un canevas large, présenté par une page ou deux résumant sa vie, comment il en est arrivé au pont. Puis le récit brosse des instantanés, polaroïds captant quelque chose de l’instant, captant le rapport au pont puis se retirant pudiquement. La technique rappelle assez les toiles de Lautrec, lorsque quelques éléments très détaillés s’imposent à un arrière plan à peine esquissé.


             Exercice périlleux, qui peut transformer chaque personnage en caricature par la présentation de deux-trois traits grossiers, il est ici parfaitement réussi. L’ouvrage débute par la présentation de Georges Diderot, le chef du chantier, excellentes pages desquelles surgit un personnage qui, dès les premiers mots acquiert une identité forte. Pas celle d’un héros. Pas celle d’un de ces portraits de l’homme moderne, de l’ingénieur sans scrupule. C’est un homme fait, une individualité qui se pose brutalement en face du lecteur et qui l’invite, dès ce moment, à reconsidérer ce qu’il attendait de l’ouvrage. C’est à mon sens la force de l’ouvrage que de ne pas céder à la facilité.

               De la même manière, le pont, éternel symbole de la réunion, du partage, du rapprochement, est plus traité à la manière d’une obsession, d’un collage sauvage de deux milieux qui n’ont rien à voir. Le pont, finalement, il ne changera pas grand-chose. La ville va bouger, il y aura plus d’activité et plus de trafic, mais les vraies questions seront toujours là, les caractères sociaux seront toujours là. Les profiteurs, ceux qui investissent dans la ville seront toujours là, simplement, ils ne seront plus les même ; Tout change dans la continuité. Ce pourrait être la morale de cette histoire sans grande bousculade, qui construit son côté monumental par son objet même, par son style aussi.


               Parlons en justement. Une partie du succès de l’ouvrage devrait lui être imputé. Naissance d’un pont se lit très bien. Le style de l’auteur est à la fois travaillé et efficace. Foin de poésie ici, on cause technique, beaucoup, et on utilise judicieusement le langage familier. Ca sent la sueur et le métal tout au long des 320 pages. Ca coule tout seul surtout, le genre de faux gros bouquin qui se lit très vite parce qu’on ne peut pas le poser. L’auteur procède par longues phrases (certaines font presque une page) saccadées de virgules, proposant de voir une scène sous plusieurs angles, par l’intermédiaire d’une succession de sensations agglomérées les unes aux autres. Une manière d’accumulation dynamique qui pousse à la lecture rapide.


 

               Rapide, simple d’accès, personnages immédiatement attachants et style travaillé, nous avons donc ici un parfait compétiteur pour les prix, un parfait ouvrage pour réconcilier lecteur-exigent et lecteur-loisir. Bref, un ouvrage sympathique qui ne pêche que par sa fin trop rapide. Problème du sprint scriptural, peut-être, on (enfin je) aurait aimé une trentaine de pages supplémentaires histoire de voir redescendre la narration de l’autre côté de la berge. Là encore, rien à voir avec les autres ponts !

 

 

 

Naissance d'un pont

Editions Verticales – Sodis

320 pages – 18,90 €

ISBN : 978-2-07-013050-4

 

 

Julien

 

Bonus : L'interview de Maylis de Kerangal par Rue 89, c'est par ici!



16/09/2010
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