Jean-Louis Bailly - Vers la poussière
Et tu es content de le jouer [le morceau] le mercredi sur mon piano ?
Il est plus beau dans ma tête mais… c’est encore mieux sur le piano
Mieux que beau alors ?
Non, moins beau, mais mieux quand même. (p. 35)
Croisements
Sa vie aurait pu continuer des années, si elle mérite ce nom. (p. 158)
Croisement physique à l’origine de cette lecture, une rencontre assez brève avec l’auteur lors du salon du livre, sur le stand de l’éditeur. Un catalogue comme un coffre au trésor, rempli à ras bord de petits bijoux sous couvertures chatoyantes. Chatoyantes, sauf celle-ci. Aplat gris clair, on peine à distinguer un squelette gaufré, aux reflets plus blancs, qui tente de s’extraire du néant. Ou bien y retourne-t-il ? Tout ce qui est or ne brille pas, et c’est bien le cas de ce petit ouvrage servi par un éditeur ne tarissant pas d’éloges à son sujet, par un auteur tout en modestie, simplement content d’être lu, un sourire aimable à la bouche, de ceux qui laissent à penser que votre interlocuteur vous a joué un tour. Et c’est le cas. Le livre a rapidement rejoint le sac, bombe à retardement attendant le contact d’une paume, d’yeux curieux pour s’enclencher et vous sauter à la figure.
C’est généralement à force de croisements qu’avancent les histoires d’hommes, et c’est précisément comme ça que cet ouvrage ne fonctionne pas. Paul-Émile Loué est un Génie. Un vrai, pianiste émérite que la musique a choisi pour interprète. Seulement Paul-Émile est laid, attardé et solitaire. Mais surtout, Paul-Émile est mort. Son corps se décompose lentement dans une cabane au fond du jardin de sa propriété à la campagne. Tel est l’argument de ce roman : suivre le parcours de vie de Paul-Émile alors que son corps se dirige vers la poussière…
Parallélisme
Mais la décomposition est aujourd’hui un spectacle que nous n’offrons plus qu’à nos yeux aveugles : Paul-Émile, familier des projecteurs et des auditoriums, garda cette fois pour lui le son et lumière de cette ultime fantaisie chromatique. (p. 69)
Les deux étapes, vie et mort, sont racontées en parallèle. Chaque chapitre, divisé en deux parties, s’attache d’abord à faire le point sur le cadavre, au fond du jardin, l’avancement de la rigor mortis, des lividités puis de la putréfaction. Le récit est précis, plus documenté qu’un épisode des Experts, et s’attache à mettre en valeur chaque détail au travers d’observations, de lectures savantes et d’exemples soigneusement mis en scène. Le déroulement post mortem, particulièrement rare dans la littérature s’il n’est associé à la résolution d’un crime, devient objet littéraire en lui-même, scrupuleusement détaillé dans toute sa crudité, et finalement rattaché à l’existence physique de l’individu en tant que suite naturelle de la vie. En parallèle donc, la vie de Paul-Émile nous est racontée dans un ordre strictement chronologique, de l’enfance à l’inévitable aboutissement, en passant par les cours particuliers, le conservatoire, les concours, les concerts. Là encore, le récit est remarquablement documenté, l’occasion d’apprendre quelques bricoles sur le monde de la musique classique, ou de se dresser une sélection de morceaux à découvrir. Le tout est servi par un style tout en subtilité, calme et peu démonstratif, une langue précise et coulante, de celles qu’on aime lire à voix haute car elle vient toute seule, naturellement élégante, sans brisures ni ornementation superflue.
Si l’idée de parallélisme construit le récit, elle se sent encore dans la vie même de Paul-Émile, vie dédiée à la musique jusqu’au silence final, une ligne droite qui répugne au croisement. Chaque parcelle du pianiste semble faite pour repousser : son apparence grossière, même pas une « gueule », « une trogne », juste une laideur commune, calvitieuse, aux traits fuyants, pas même singulière, toujours répulsive ; caractère solitaire, sans attaches pour rien, sans désir de sympathie, sans autre intérêt que de jouer en public (ou non) ; jusqu’à son attitude sur scène, sa manière de jouer qui mêle en une même manière éblouissement, musicalité pure et poses disgracieuses, multiplicité des styles pratiqués, caprices de fin de concert… Une démarche de mise à l’écart, de progression linéaire, sans grand changement, ou presque puisque, bien entendu, quelques événements viendront bousculer le quotidien bien ordonné de ce cas presque pathologique de solitaire, tellement pathologique qu’il aura le privilège de passer tout le temps de sa décomposition loin de la foule des cimetières, à l’abri de son cabanon.
Oppositions/Inversions
Paul-Émile, si étranger de son vivant à la plupart des lois communes de l’espèce, aussi incapable de respecter les règles les plus courantes que de se plier aux limitations les plus universelles ne put enfreindre celle là [la décomposition]. Il fut comme tout le monde le théâtre de la bacchanale bactérienne. Comme tout le monde il dut se transformer en une gigantesque champignonnière […] La hiérarchie trompeuse que nous établissons entre ce qui, en nous-mêmes, nous semble noble et ce que nous méprisons fut bien vite renvoyée à son artifice et sa vanité. (p. 69)
L’un des aspects les plus remarquables de ce roman, outre le style ciselé, provient de sa construction même. Nous avons déjà évoqué le parallélisme de la vie et de la mort, la rectitude de la vie de Paul-Émile, mais d’autres tendances sous-jacentes animent le roman, à commencer par la manière dont chaque partie est décrite. A première vue, la description de la décomposition a de quoi être répugnante. Bailly use alors d’une ruse pour la rendre accessible, pour permettre au lecteur de contempler ce qu’il n’a pas envie de contempler. Il intervertit les styles habituellement dédiés à chaque genre : la mort se raconte par l’émotion, l’enthousiasme, le jeu et le rire, alors que la vie du pianiste est décrite d’un ton froid, dégagé, presque lointain, une vie autopsiée racontée d’une voix précise sur une bande magnétique. C’est pure fascination que l’emphase du narrateur lorsqu’il parle entomologie, lorsqu’il décrit les qualités littéraires des ouvrages de Pierre Mégnin (spécialiste des insectes dévoreurs de cadavres et buveurs de sang) ou lorsqu’il invite le lecteur à appuyer fictivement sur une lividité pour voir ce que ça fait. On trouvera enrichissantes et bariolées les descriptions des différentes escouades (p. 94) Musca, Curtarèves, Calliphores, Antonymies… agrémentées de précisions biologiques ou étymologiques.
De l’autre côté du décès, la vie est racontée sans concession, sans attachement, dans la froideur de l’analyse. Les événements s’enchainent, inéluctables jusqu’à la fin, une fin qu’on ne peut même pas qualifier d’événement tragique tant elle n’est qu’une étape de plus dans un parcours clinique, même pas un changement de direction, mais qui aura finalement pour seule conséquence de ramener le fantasque Paul-Émile à la mesure du reste de l’humanité.
Vanité ?
Tous ces mécanismes de construction ne sont bien sûr pas anodins et produisent un effet particulier sur le lecteur. La froideur du ton sur lequel la vie est racontée, la présence permanente de la mort laissent tout d’abord penser à une tentative littéraire de Vanité, à la manière des tableaux hollandais de l’époque baroque. Une mort de génie n’est qu’une mort comme les autres, qui se termine de la même manière et n’offre pas d’autre consolation que celle de finir en flaque sur un grabat, dévoré par les larves et les mouches au terme d’une vie où même la musique s’est fait tapotement de doigts sur un clavier muet, puis silence complet.
Ce serait limiter le propos à son aspect le plus visible et, on le sentait, Jean-Louis Bailly est du genre à vous jouer des tours (ce que vous confirmera son CV de pataphysicien émérite). Vertige de l’interversion, après l’œuvre au noir se produit comme une sublimation : le récit devient plus que la simple somme de ses parties et l’on atteint de ces moments de grâce où les mains ne peuvent plus se décoller de la couverture (à peine un doigt hâtif ose-t-il encore tourner une page), où les yeux papillonnent et où, entre piano et grabat, tout à coup, Paul-Émile prend vie, avance, souffre, ressent, joue, s’éteint, pourrit, le temps de cent-soixante-dix pages brillantes – magiques presque –, qui parviennent à donner toute la mesure d’un homme sans jamais se noyer dans le pathos ou le nihilisme. Un véritable tour de force qui permettra – moindre qualité – de contredire ceux qui trouvent exagérées les quatrièmes de couverture ; car lorsque l’éditeur nous avertit qu’ « avec ce roman stupéfiant de précision et d’invention, Jean-Louis Bailly a fait le pari que raconter la vie d’un génie et celle de son cadavre peut tour à tour émouvoir, éblouir et faire rire », il est parfaitement sincère.
Croix de bois croix de fer, si je mens, que je finisse en poussière !
Éditions L’Arbre Vengeur – Les Belles Lettres
170 pages – 13 €
ISBN : 9-782916-1416-33
Julien
PS: si je n'ai pas encore réussi à vous convaincre, vous pouvez aller faire un tour sur le blog d'Éric Bonnargent, qui dit des choses bien plus intelligentes que moi.